Dannemarie : comment le fantasme masculin de « la femme » s’impose publiquement

(Version 2.0 : Rajout du 2 septembre et rajout du 4 septembre).

Cela pourrait être un « fait divers » : une mairie a l’habitude d’égayer le village pendant la période estivale avec diverses images sur une même thématique. Le thème de cette année était « la femme ». Mais les images choisies ont été jugées sexistes, c’est-à-dire dévalorisantes pour les femmes, par certains. D’où plaintes au pénal, et procès en urgence. Le retrait des images est imposé par le juge en première instance. Le Conseil d’État, en 2e instance, doit se prononcer ce vendredi 1/9 pour dire s’il y a effectivement une « atteinte aux libertés fondamentales », car c’est la procédure prévue selon le type de plainte choisi.

Ce pourrait être un fait divers, et c’est pourtant une question fondamentale. Car les « clichés » choisis ne représentent pas des femmes, telles qu’elles se présentent dans la vie quotidienne : ce sont des silhouettes (ou des ombres) qui représentent des symboles de « la femme », telle qu’elle est rêvée, désirée, voulue, exigée sexuellement par les hommes. Femme assise les jambes écartées autour du dossier de siège (la femme au cabaret), femme en train de détacher le haut d’un bikini, femme (racisée ?) enceinte en robe moulante et mini, autres « tenues légères » et divers accessoires, etc.

Les hommes ont une vision de « la femme selon leur désir » qui est clivée en deux : la mère et la future mère d’une part, modeste, fidèle, toute consacrée à produire les enfants qui feront de l’homme un père puissant ; la « putain » d’autre part, la prestataire de services sexuels capable d’exciter la virilité masculine et de lui donner les soins de confort attendus de lui. (Cfr Françoise Héritier, Masculin-Féminin I et II). Parfois une figure intermédiaire est ajoutée : la concubine, la maîtresse, la femme entretenue (pour celui qui en a les moyens, dit F. H.). La première est honorable, la seconde est illégitime mais « nécessaire » ; et toute femme doit parvenir devant les hommes à un jeu entre ces deux postures, sans tomber d’un seul côté.

C’est donc le choix du thème : « La Femme » plutôt que « les femmes », qui oblige à se mettre à l’écoute de la vision masculine, et à mettre en scène des clichés sexistes. Mais cette pratique est si traditionnelle, faisant d’ailleurs référence à « la femme éternelle » (autre cliché masculin) qu’elle a pu être choisie sans mauvaise intention, sans y voir de malice. C’est d’ailleurs une adjointe au maire qui a porté le projet. Et toute la population du village en vient à défendre la collectivité, plutôt qu’à reconnaitre une erreur dans la démarche et à la « rectifier ». (Un marchand de meubles local, tout en défendant la mairie, fait ce type de rectification en adjoignant dans sa vitrine une silhouette de « mamie avec son chien »).

Mais c’est bien une vision sexiste, en ce qu’elle illustre le fantasme masculin et s’appuie de ce fait sur la dévalorisation des femmes, illustrées en poses qui ne sont pas celles de personnes autonomes et agissant pour elles-mêmes, mais seulement agissant pour l’homme et son désir. Et c’est bien une négation des femmes, en tant que personnes humaines.

(Et la « mamie » est un autre cliché de la femme, celle ménopausée et donc sortie de l’attrait sexuel aux yeux des hommes, cliché corrélatif des clichés sexistes).

Le premier juge a estime que ces images dévalorisantes étaient attentatoires à la liberté des femmes, et à la vision EGALITAIRE qui doit aujourd’hui renverser la vision dévalorisante portée par le masculin. Mais il n’est pas certain que le Conseil d’Etat ne se retranche pas plutôt derrière des principes comme la liberté d’expression et de création pour refuser d’intervenir.

Cela tient au choix de la procédure juridique fait par les plaignant.es, sans doute pour des motifs de rapidité. On aurait pu accuser la Mairie de Trouble à l’ordre public, mais cela aurait posé sans doute d’autres questions juridiques : le Maire est le premier juge du trouble à l’ordre public, il est donc difficile de l’attaquer sur ce plan.

(Rajouté : pour mieux comprendre les aspects juridiques — car je ne suis pas juriste — et pour répondre aussi au commentaire qui m’a été fait et à la décision du Conseil d’État, je recommande l’article suivant sur le site un peu de droit.com).

Mais l’essentiel est là : il y a une vision de « la femme » selon le désir de l’homme, qui s’impose à tous de façon si universelle que même les femmes s’y adaptent, s’y réfèrent (on le leur enseigne tous les jours dans les « magazines féminins »), et cette vision doit être déchue, combattue, comme dévalorisante et contraire à l’égalité, vision que nous voulons adopter désormais.

(Suite du feuilleton ce 1/9, selon le journal Notre Temps :

« Même si les panneaux peuvent être perçus comme véhiculant des stéréotypes dévalorisants pour les femmes, ou, pour quelques-uns d’entre eux, comme témoignant d’un goût douteux voire comme étant inutilement provocateurs, leur installation ne peut être regardée comme portant une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la dignité humaine », a estimé la plus haute juridiction administrative.

Or, il lui aurait fallu constater une telle atteinte pour ordonner le retrait en urgence de l’installation, conformément aux règles de la procédure bien particulière du « référé-liberté » engagée par le collectif féministe.

Le juge de Strasbourg avait porté le principe de l’égalité des femmes et des hommes au rang des « libertés fondamentales », celles qui, comme la liberté d’expression par exemple, méritent que l’on saisisse en urgence la justice administrative.

Pour le Conseil d’État, c’est aller trop loin: « en l’absence d’intention de discriminer de la part de la commune ou de restriction à une liberté fondamentale, la méconnaissance alléguée de l’égalité entre les hommes et les femmes ne constitue pas une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. »

Ces citations parlent d’elles-même : on peut utiliser les fantasmes masculins sans que l’intention de discriminer soit apparente aux yeux des juges, sans qu’il y ait restriction manifeste et grave à l’égalité des hommes et des femmes. La domination masculine s’impose publiquement depuis l’aube de l’humanité, et elle a encore de beaux jours devant elle si on n’entreprend pas de la renverser !).

Pour conclure, j’ai voulu par ce petit mot donner un contenu concret à l’adjectif « sexiste », dont la banalité aujourd’hui masque le sens et l’origine : le mépris envers des êtres humains selon la vision dévalorisante qu’on se fait de leur groupe. Banalité : Le Monde de ce jour parle, plutôt que de « silhouettes sexistes », de « silhouettes sexy ». C’est tout dire.

Rajout du 4/9 : manifestement, les clichés font problème, ainsi que nous l’apprend La Libre Belgique de ce jour :

Un forain de la kermesse de Berchem-Sainte-Agathe a recouvert de papier brun des dessins représentants des femmes en bikini sur une attraction, ont relayé dimanche plusieurs médias.

Le parlementaire flamand Karl Vanlouwe (N-VA) s’est dit choqué d’apprendre de l’intéressé que l’injonction venait du bourgmestre. Le collège dément et indique qu’il ne s’agit en aucun cas d’une injonction donnée directement par le bourgmestre de Berchem-Sainte-Agathe Joël Riguelle (CDH).

La commune explique que c’est l’exploitante qui a proposé elle-même de recouvrir des dessins après que l’inspection a constaté que l’attraction se trouvait à côté d’une autre destinée aux très jeunes enfants.

Une instruction a toutefois été donnée dimanche de retirer les bâches couvrantes pour ne pas envenimer la polémique.

On admirera le prétexte au refoulement des images sexistes : « la présence de jeunes enfants », selon l’inspecteur et donc l’initiative d’une exploitante de la foire. Et la subtilité de la conclusion : « une instruction a été donnée » (par qui par quoi ? qui a pu forcer une exploitation privée ? ) », pour ne pas envenimer la polémique » (en voilà un motif d’urgence, bien plus que l’intérêt des enfants !). La Belgique est le pays du surréalisme et elle doit le rester : la paix des braves est plus importante que la lutte contre le sexisme.

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6 commentaires pour Dannemarie : comment le fantasme masculin de « la femme » s’impose publiquement

  1. Bonjour,
    Vous êtes-vous jamais demandé ce qui subsisterait de deux mille ans d’iconographie profane ou sacrée si la sinistre « vision EGALITAIRE » que vous recommandez – avec dans votre propos des majuscules qui sont symptomatiques de la violence injonctive dont il est porteur – devait y opérer un tri selon les critères de l’opération de censure conduite contre Dannemarie ?
    Pas grand-chose.
    Les fantasmes que vous voulez éradiquer ont leur pendants chez les femmes et souvent heureusement ils sont en partage ! La description qu’en fait F. Héritier n’est pas plus fausse qu’une autre, d’ailleurs, elle ne fait qu’y ajouter une morale de chaisière. Les féministes d’aujourd’hui auraient volontiers censuré Madame Bovary.
    Pauvres silhouettes…

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    • chesterdenis dit :

      Je suis bien sûr à l’opposé total de votre discours général, n’en parlons pas. On peut bien conserver l’iconographie du passé, autant les déesses féminines de l’antiquité que les femmes de Rubens ou de Modigliani. Mais pas sans interprétation : les (innombrables !) »Suzanne et les deux vieillards » sont des scènes de viol déguisé, comme les peintures de Diane chasseresse, de Vierge allaitante et autres sont des fantasmes masculins. Il faut d’abord le voir, le dire ! (au lieu d’une vénération béate de toute image). Mais aujourd’hui la domination masculine va être renversée pour atteindre l’égalité. Et refuser des clichés fabriqués par la publicité ou par des artistes commerciaux comme Disney ou pire me parait bienvenu, en ce sens. Surtout qu’ils imposent une idéologie obsolète sur la place publique. Votre morale (contre la censure et la chaisière anthropologue) est celle du loup qui se plaint qu’il est traité comme tel alors qu’il se voit comme un mouton tondu.

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  2. lu dit :

    « Les fantasmes que vous voulez éradiquer ont leur pendants chez les femmes et souvent heureusement ils sont en partage !  »
    Mais oui vous avez parfaitement raison, en tant que la femme 2017 je fantasme d’avance sur le pendant symétrique de ces silhouettes. Je voie déjà quelques models, hommes qui attendent avec leur smartphone devant les boutiques de mode, Chippendales qui bandent à l’arrêt du bus, proxénètes qui menacent et michetons le pantalon sur les chevilles. Vivement qu’on assiste à ce merveilleux spectacle de symétrie.

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    • chesterdenis dit :

      (Vous citez le commentaire ci-dessus, et non l’article !) Je signale que ma démarche n’est pas de « éradiquer » des fantasmes, mais de renverser la domination masculine. Dès lors éviter que les fantasmes masculins s’étalent sur la place publique ou qu’ils soient satisfaits sur la place publique me parait un objectif légitime. Car cette pratique est un effet de cette domination masculine. Laissons les fantasmes où ils sont (dans le désir), partageons-les entre partenaires avec du respect, ne les imposons pas dans la réalité sociale.

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      • lu dit :

        Je répondait au commentaire idiot de « critique du féminisme » en citant ses propos et en les tournant en ridicule ! Je pensait etre claire mais l’humour sur internet ne passe pas.
        Merci tout de même pour votre mansplanning et bonne journée.

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  3. Je vois que votre article a fait réagir, et je pense que c’est une bonne chose. Ces silhouettes sont symptomatiques de la banalisation des représentations stéréotypées sur les femmes dans la société : les représenter telles que chacun.e est censé.e les percevoir ne choque presque personne, tout le monde y est beaucoup trop habitué ! Les féministes qui réclament qu’on enlève les silhouettes seraient donc des bien pensantes, censeuses, coincées, conservatrices, etc. Apparemment, il est étrange aux yeux de beaucoup de demander à ce que, pour une fois (puisqu’on ne changera pas la société d’un coup), on arrête d’infliger à la vue du public ces stéréotypes. L’enjeu est d’autant plus grand qu’ici on prétend représenter « LA femme » pour une année spéciale. A quand une année de l’homme (avec un petit « H ») où l’on verrait ces messieurs devant une télé avec une bière pour regarder le football, ou en patrons, ou encore en grands sportifs ? Je suis certaine que beaucoup de personnes n’y verraient (malheureusement) aucun problème. Être représenté.es de manière clichée est TELLEMENT bien accepté par la plupart des gens ! Comme vous le dites, la domination masculine paraît d’une telle normalité que des gens refusent qu’on la réinterroge : cela touche en fait à leur identité, donc pour eux c’est très douloureux.

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